Charlotte Perriand, l’anticipatrice

Souvent considérée comme le bras droit de Le Corbusier, Charlotte Perriand est une architecte et une designer extraordinairement talentueuse, qui a tracé le chemin du mouvement moderniste avec une innovation intemporelle. Pionnière du design, elle a remodelé la place de l’art dans la vie quotidienne.

On dit souvent que derrière chaque grand homme, il y a une grande femme.

Si les choses ont changé – et continuent de changer – depuis l’époque de Charlotte Perriand dans le Paris du XXe siècle, les femmes n’ont pas toujours eu le crédit qui leur était dû. C’est peut-être la raison pour laquelle, aujourd’hui encore, Perriand est reconnue pour son lien avec le génie de Le Corbusier plutôt que pour l’extraordinaire travail qu’elle a réalisé à ses côtés.

Charlotte Perriand a tranquillement révolutionné le monde du design contemporain. Grâce à une carrière professionnelle étendue et prolifique consacrée à l’architecture, au design et à l’innovation, Perriand a navigué dans ce monde dominé par les hommes avec une curiosité et une passion sans bornes.

C’est Le Corbusier lui-même qui a découvert la jeune architecte et designer en 1927, lui donnant ainsi l’occasion d’appliquer son répertoire visuel et sa vision créative. Dans l’atelier le plus célèbre du monde, au 35 de la rue de Sèvres, avec un classeur de dessins sous le bras et un diplôme d’architecture, la toute première interview de Charlotte Perriand a été avec le maestro moderne. « Ici, on ne brode pas de coussins… », lui dit-il avec sarcasme après avoir jeté un rapide coup d’œil sur ses dessins. Un début pas si prometteur, explique-t-elle dans son autobiographie « Charlotte Perriand : Une vie de création », mais qui dissimulait un sentiment mutuel d’admiration et d’estime.

Malgré le scepticisme initial, Charlotte Perriand, à seulement 24 ans, commence sa carrière dans l’atelier de Le Corbusier, devenant rapidement un élément cardinal de la firme entre Pierre Jeanneret et le maestro lui-même. Femme dans un monde d’hommes, Perriand a été à l’origine de nombreuses créations parmi les plus célèbres de l’atelier et de l’aménagement intérieur de nombreuses commandes publiques – pour lesquelles elle ne sera guère reconnue.

Malgré tout, l’architecte a su rester concentrée et créative, puisant dans son imagination extrêmement progressive pour alimenter son penchant à créer de nouveaux objets et de nouvelles attitudes. Particulièrement empathique, elle savait que le design pouvait jouer un rôle crucial dans l’élaboration de solutions visant à rendre la société plus égalitaire. Et comme Le Corbusier, elle pensait que les objets qui nous entourent aident à définir notre état mental.

Soumise à des hauts et à des bas, sa relation avec Le Corbusier a été parfois tumultueuse, contrairement à l’amitié sincère qu’elle a nouée avec Pierre Jeanneret. Quoi qu’il en soit, la relation du trio devient la rampe de lancement qui permet à la jeune designer de travailler sur des projets importants, comme les intérieurs de l’Unité d’Habitation de Marseille (1945 – 1952), qui verra également la participation de Jean Prouvé (le même designer et architecte français qui fixera la médaille officielle de l’Ordre national du mérite sur la poitrine de Perriand en 1979).

Plaçant l’homme au centre de leur processus de conception, Perriand travaille avec les cousins Jeanneret en 1928 pour créer la LC4, la chaise longue moderne par excellence qui sera plus tard célèbre avec Cassina en 1965. Utilisant la forme et la fonction pour créer l’équilibre parfait entre la pureté géométrique et corporelle, la chaise trouve sa stabilité à n’importe quelle inclinaison grâce à la friction des tubes de caoutchouc recouvrant la barre transversale de la base.

Peu de temps après avoir rejoint l’U.A.M. (Union des Artistes Modernes) en 1929 et en avoir été la pionnière aux côtés de collègues comme Eileen Gray et Robert Mallet-Stevens, elle monte à bord du Patris II en 1933 entre Athènes et Marseille pour le IVe Congrès du CIAM (Congrès Internationaux d’Architecture Moderne). Perriand y travaille aux côtés des plus grands noms du design du XXe siècle, dont Le Corbusier, Pierre Jeanneret, Jean Prouvé, Fernand Léger, Lucio Costa, Ernö Goldfinger et Kenzo Tange.

Ingénieuse et souvent révolutionnaire, Charlotte Perriand était une voyageuse et une photographe insatiable, s’inspirant de ses voyages en Europe, en Union soviétique et au Japon (où elle a été détenue et contrainte à l’exil vietnamien à son retour). Accompagnées de notes personnelles, les photos d’un pont métallique, les motifs d’un filet de pêcheur, ou même d’un simple rocher ont suffi pour devenir l’étincelle de nouvelles créations et d’objets de design.

Les exemples sont innombrables, du tabouret Méribel (1953-61), qui tire son nom du chalet savoyard français de Méribel-les-Ulles, aux meubles en bois courbé de la chaise longue Tokyo de 1940 ou de la chaise Ombre de 1954 – deux manifestations de son séjour au Japon, depuis réaménagées par Cassina. D’autres, comme le banc Cansado, (1959-63), conçu pour un projet dans la ville minière du même nom en Mauritanie, marquent les destinations où Perriand est intervenu pour la conservation des intérieurs sur place.

Fascinée par la culture industrielle, Perriand a été séduite par la capacité du design à influencer de nouvelles façons de vivre. Comprendre le patrimoine qu’elle a créé, c’est comprendre que le design est au service d’un objectif beaucoup plus vaste. Selon ses propres termes : « Dans chaque décision importante, il y a une option qui représente la vie, et c’est ce que vous devez choisir… La vie est quelque chose en mouvement ».